Jamais sans ma kippa !

Les propos, mardi soir, du président du Consistoire de Marseille Zvi Ammar recommandant aux juifs de ne plus porter la kippa dans la rue ont suscité un flot de protestations dans la communauté juive. Serge Benattar (Zal) y avait consacré un éditorial il y a plus de dix ans, le 27 novembre 2003, qui reste plus que jamais d’actualité.

J’ai ôté ma kippa et coiffé une casquette, et la virgule Nike qui l’orne a mis un point final à mon signe ostentatoire de religiosité. Je n’étais plus agressif, je me fondais dans le paysage, je ressemblais à tout un chacun, à un Français moyen, comme tout le monde, en quelque sorte. J’étais enfin libre, je ne serais plus la risée de ceux qui se retournaient sur mon passage, je ne me sentais plus investi d’une mission, celle de donner l’exemple du Juif pieux. Je pouvais enfin traverser la rue au feu vert, rester assis dans le bus devant une vieille dame qui avait tout le mal du monde à rester debout, je pouvais enfin me permettre toutes les folies, je n’avais plus de signe distinctif, et je me demandais comment je n’avais pas pensé plus tôt à me libérer de ce carcan si lourd à porter. Et de plus, ce qui n’est pas le moindre des avantages, je me sentais enfin en sécurité. Quels ne furent donc pas mon étonnement, ma surprise, lorsque, au détour d’une rue, j’entendis : “ Sale Juif ”.

Déception. Et alors que je constatais devant mon miroir que mon initiative n’avait servi à rien, je compris presque instantanément que ma barbe faisait désordre, qu’elle aussi était un signe ostentatoire, et qu’elle devenait donc l’objet de tous mes nouveaux tourments. Non sans quelques hésitations, je branchais mon rasoir, et le temps d’une prière à D’ieu, histoire de me faire pardonner, mais quelque peu rassuré à l’idée qu’il comprendrait ma démarche, sécurité oblige, je décollais cette masse de poils qui faisait partie de mon faciès depuis plus de 35 ans. J’avais un visage de bébé et j’avais toutes les peines du monde à me reconnaître. La transformation fut radicale, j’étais un homme nouveau. Me voilà donc sur les boulevards, la casquette Nike rivée sur la tête, la “ peau-lice ”, sécurité oblige, bravant tous les regards. Je pouvais même me permettre de ricaner devant deux femmes musulmanes que je croisais et dont le visage était presque en totalité recouvert d’un voile blanc immaculé. Quel courage, pensais-je ! C’est alors, ô comble du malheur, qu’une d’elles me lança sans même se retourner : “ Sale juif ”. C’était un peu comme si le monde s’écroulait sur ma tête qui n’avait d’ailleurs plus de kippa. Tout était donc remis en question ? Comment avait-elle deviné que j’étais juif ? C’est alors que je m’aperçus que l’étoile de David que j’avais soigneusement camouflée sous ma chemise, inconsciente, à la faveur d’un faux mouvement, s’était éprise de liberté et trônait, à la vue de tous. Horreur ! Je la saisis à pleines mains, et m’assurant d’un regard furtif que personne ne me voyait, je donnais un coup sec à ma chaîne qui se brisa. Je fis ainsi sauter un des derniers maillons qui m’enchaînaient à des milliers d’années d’Histoire, de mémoire, de tradition. Sécurité oblige !

« C’est bien sûr mon âme que l’on me demande de vendre au diable de la sécurité, et au diable tout court ! »

Plus de kippa, plus de barbe, plus d’étoile, cette fois-ci, je pouvais sans crainte arpenter les rues de Paris. Je prenais un malin plaisir à aller et venir sur les Champs-Elysées, incognito, me fondant dans la foule qui ne faisait même pas attention à moi. Enfin. Après ces moments exquis de liberté, je décidais de rentrer chez moi. Et au moment même où j’ouvris la porte de ma BMW, un groupe d’adolescents m’entoura et d’un air moqueur me lança: « Eh, p’tit juif, on peut faire un tour avec ta turvoi de feuj’ ? ». Alors là, c’en était trop ! Tous mes efforts étaient réduits à néant. Qu’est-ce que j’avais encore oublié ? Quelles étaient les causes de ce nouvel acharnement ? Etait-ce mon signe ostentatoire de richesse ou tout simplement mon nez crochu déjà visible de l’autre côté de la rue ? J’étais las et exténué, à deux doigts de tout abandonner et de crier à la face du monde : « Je suis Juif, et j’offre mon corps à qui veut m’attaquer ». Ma kippa, ma barbe, mon étoile, ma BMW, mon nez crochu, et pourquoi pas mon âme ? Mon âme, mais c’est bien sûr mon âme que l’on me demande de vendre au diable de la sécurité, et au diable tout court ! Mon âme, je n’y avais pas pensé plus tôt. Cela m’aurait évité de balancer ma kippa, de raser ma barbe, de détruire mon étoile et, qui sait, de me précipiter chez un chirurgien esthétique (pour mon nez, bien sûr).

Allez vous étonner si demain, au fond d’un parking, je suis sauvagement agressé. Avec tous ces déguisements, même D’ieu ne me reconnaîtra plus pour me protéger ! Qui a parlé de sécurité ?

Serge Benattar Zal, Fondateur du journal Actualité juive